Bonjour,
La revue Sociologie et Sociétés lance un appel à contribution pour son dossier thématique intitulé « Mouvement / contre-mouvement : sociologie de la polarisation politique », coordonné par Alexandra Ana, Anne-Sophie Crosetti et Natasza Quelvennec.
De la remise en cause des démocraties libérales à l’avortement, de l’accueil des réfugiés au réchauffement climatique, la polarisation accrue de la vie politique actuelle met en lumière les dynamiques conflictuelles entre différents mouvements sociaux. Si l’approche mouvement/contre-mouvement semble être la plus à même de rendre compte de cette polarisation, cette perspective est rarement mobilisée, peut-être en raison des critiques à son égard ces dernières années. Premièrement, certain·e·s chercheur·e·s considèrent que cette approche propose une vision mécanique, séquentielle et réactive (Blais et Dupuis-Déri, 2022 ; Avanza, 2018), dans laquelle un mouvement qui se forme en premier produirait un contre-mouvement (Meyer et Staggenborg, 1996), « plus préoccupé à s’opposer qu’à promouvoir un projet particulier » (Turner et Killian, 1972, p. 318), d’autant plus quand le mouvement initial est couronné de succès (Zald et Useem, 1983). Telle qu’elle s’est majoritairement développée, l’approche mouvement/contre-mouvement inciterait ainsi à penser une automaticité de la réaction et une anticipation du « backlash » (Paternotte, 2021). Deuxièmement, elle a initialement positionné les « mouvements » et leurs « contre-mouvements » selon une partition idéologique, en présentant ces derniers comme des mouvements de protestation contre le changement social (Mottl, 1980), des mouvements « de droite » cherchant à conserver et défendre un ordre social, économique ou symbolique inégalitaire (Lo, 1982). Ainsi, même lorsqu’un mouvement social initiait la dynamique du conflit, sa position sur l’échiquier politique le prédisposait à être perçu comme un « contre-mouvement ». Cela a conduit à la création du concept de « contre-mouvement anticipé » (Dorf et Tarrow, 2014), pour décrire des mobilisations conservatrices « préventives ». Troisièmement, cette littérature aurait tendance à réduire les mouvements sociaux à leur seule faculté de réponse aux attaques de la partie adverse. Ainsi, cette approche limiterait particulièrement l’étude des mouvements conservateurs, sous-étudiés dans leur ensemble et risquant d’être « caricaturés ou mal interprétés » par des chercheur·e·s dont les opinions sont opposées à celles de leurs enquêté·e·s (Avanza, 2018, p. 115). En se concentrant sur les différences entre les deux camps, tout en occultant celles qui peuvent exister à l’intérieur de chacun d’eux, elle tendrait ainsi à homogénéiser les mouvements et à en invisibiliser ceux qui développent un agenda propre (Kuhar et Paternotte, 2018).
Toutefois, tout en formulant ces questionnements, les critiques de cette approche n’ont ni abouti à remettre en cause la légitimité de cet objet d’étude ni déconstruit les modèles théoriques sous-jacents. Malgré ces critiques, nous croyons en son potentiel analytique pour expliquer le renouvellement des conflictualités politiques à l'œuvre lors des dernières décennies. En effet, l’origine de l’approche mouvement/contre-mouvement remonte à un contexte politique spécifique, celui des États-Unis des années 1960-1970, où les mobilisations « progressistes » étaient confrontées à l’essor conservateur d’inspiration religieuse. Le renouvellement des conflictualités politiques dû à la montée des populismes, des conservatismes et des illibéralismes à laquelle nous assistons dans de nombreux pays nous invite à repenser cette approche forgée dans le contexte du consensus libéral. Un contexte culturel et historique spécifique, des évolutions de la structure d’opportunités politiques (Staggenborg et Meyer, 1996), ainsi que des conflits ou des coopérations entre les entités du même mouvement rendent les dynamiques d’opposition complexes. De plus, la globalisation des enjeux et la transnationalisation des mouvements (Ayoub & Stoeckl 2024) modifient les dynamiques de l’affrontement en multipliant les acteurs, les tactiques et les arènes de conflits (ONU, Union Européenne, réseaux militants transnationaux etc.). L’essor de mouvements conservateurs et la pluralité de résistances qu’il provoquent incitent également à penser les logiques d’affrontement de manière plus complexe, en y intégrant les alliances et les oppositions internes. Ainsi, tenant compte de ce nouveau contexte politique, ce numéro de revue aspire à renouer avec la tradition empirique, ce qui permettra de renouveler les perspectives théoriques.
Comme alternative aux travaux qui appliquaient à la lettre la vision séquentielle ou idéologique, tout en évitant le « biais centré sur le mouvement » (McAdam et Boudet, 2012), nous invitons les contributeur·rice·s à appréhender les dynamiques d’affrontement à partir de perspectives qui prennent en compte la variété des mouvements sociaux qui s’opposent et la pluralité d’interactions qu’ils déploient. Ce numéro thématique se situe dans la continuité des travaux combinant l’approche qui reconnaît les interdépendances tactiques entre les mouvements qui s’affrontent et celle qui postule l’existence de convergences et divergences entre les pôles du même mouvement situés dans divers secteurs sociaux. La littérature a ainsi développé la notion de « mouvements opposés » (opposing movements) comme alternative à l’approche canonique mouvement/contre-mouvement (Bernstein, 1997). De plus, pour saisir la complexité de dynamiques relationnelles entre les mouvements, leurs alliés et leurs opposants, d’autres travaux récents se sont inspirés de la théorie des champs sociaux de Pierre Bourdieu (Fligstein et McAdam, 2012 ; Bereni, 2012). Jasper et Duyvendak (2015) ont analysé les interactions entre différents acteurs qui s’opposent dans diverses arènes de conflit tant physiques que symboliques. Dans la même lignée, Fillieule et Broqua (2020) ont imaginé une analyse relationnelle de l’affrontement basée sur la notion de configuration. Ainsi, ils appréhendent la confrontation au gré de la capacité des mouvements à enrôler d’autres acteurs collectifs et individuels occupant des positions dans divers secteurs sociaux (politique, juridique, religieux, médical, académique, médiatique, etc.) puis, à travers des réseaux d’alliances, à veiller à la mise ou au maintien de l’objet du conflit sur l’agenda politique (Hassenteufel, 2010). La métaphore de la double hélice proposée par Ayoub et Stoeckl (2024) illustre la relation complexe, réciproque et parfois antagoniste entre les mouvements opposés, en tenant compte de la présence de chacun dans une interaction constante, tant sur le plan national qu’international. En intégrant les critiques à l’encontre de la littérature canonique, les chercheur·e·s en sciences sociales sont invité·es à réinterroger leur terrain à l’aune de perspectives qui visent à saisir les variétés des mobilisations et des dynamiques des mouvements opposés. De façon plus précise, les thématiques au cœur de nos interrogations se structurent en trois axes :
Axe 1. Les mouvements face au contexte politique et sociétal : opportunités, acteurs, arènes
Axe 2. Dans la boîte noire des mouvements sociaux: alliances et divisions, interdépendances tactiques et discursives
Axe 3. Pratique(s) de terrain(s) : contributions épistémologiques, méthodologiques et éthiques
Tous les détails sur les axes et le calendrier : http://www.sociologieetsocietes.ca/appel---contributions.html
Calendrier
Les propositions d’articles comprenant un titre, un résumé (env. 500 mots) et une courte biographie de(s) auteur.ices(s) (env. 150 mots) doivent être envoyées aux coordonnateurs du numéro à Alexandra Ana (alexandra.ana@umontreal.ca), Anne-Sophie Crosetti (anne-sophie.crosetti@ulb.be) et Natasza Quelvennec (natasza.quelvennec@cnrs.fr) avant le 9 décembre 2024.
Les auteur·trice·s des propositions retenues seront avisé.es au plus tard le 20 décembre 2024.
Les articles complets (entre 50 000 et 75 000 signes incluant espaces, notes et bibliographies) devront être remis pour le 15 mai 2025.